7. Red, Red Wine
À l’âge de huit ans environ, Alice apprit que son père avait une maîtresse. De la bouche de sa mère. Elle n’avait réellement compris ce que cela signifiait que quelques années plus tard, alors que ce n’était sans doute plus d’actualité. Si cette liaison perdurait ou avait été remplacée par une autre, en tout cas, sa mère ne lui en avait rien dit.
C’était comme ça. Alice n’en éprouvait ni colère ni tristesse. Lorsqu’on est confronté à ce genre de choses aussi jeune, on l’emmagasine avec le reste dans le fond de sa tête sans s’y attarder trop longuement.
Il y avait cependant un détail qui avait retenu son attention. Le fait que la femme avec qui son père sortait vivait sur l’île, tout près d’ici. « Juste sous mon nez », pour reprendre les mots de sa mère. Alice n’en savait pas plus, elle ignorait de qui il s’agissait. Et même si elle n’avait pas vraiment envie de l’apprendre, elle s’amusait, parfois, à essayer de le deviner.
C’était à des moments comme celui-ci – même des années plus tard –, quand elle était assise devant l’épicerie, à regarder les gens entrer et sortir avec un café, le journal, des donuts ou des bagels, qu’elle dévisageait toutes les femmes. « Et si c’était elle ? » se demandait elle en faisant signe à Cora Furey qui passait devant elle en jogging. « Ou elle ? » s’interrogeait elle en regardant Mme Toyer, plongée dans le Wall Street Journal. Elle était un peu ridée, mais elle devait être pas mal autrefois. Ou alors Sue Crosby qui était en train d’attacher son vélo. Non, impossible. Son père l’appelait toujours « la grosse dondon ».
Etait ce quelqu’un de leur entourage ? Mme Cooley, par exemple ? Ou quelqu’un qu’elle connaissait à peine, ou même pas du tout ? Comme la dame qui fabriquait des bijoux et les vendait chez elle, sur Mango Walk ? Elle portait toujours des trucs roses, transparents, et un léger tintement accompagnait le moindre de ses pas. Hélas ! c’était exactement le genre de bonne femme faussement exotique pour laquelle son père aurait pu craquer.
Parfois, Alice interprétait la façon dont les femmes la traitaient, elle qui était la fille de l’épouse trompée. Lisait elle de la culpabilité dans leur regard ? Etaient elles fuyantes ? Un peu trop nerveuses ? Elle jouait les détectives amateurs sans avoir réellement l’intention de résoudre l’énigme. C’était juste un petit jeu, un peu bizarre il faut bien l’avouer.
Elle avait essayé d’en parler avec sa sœur, une fois, peu de temps après l’avoir appris.
– Tu étais au courant, pour papa ? lui avait elle demandé un soir, alors qu’elles étaient couchées.
Riley avait hoché la tête, sans rien répondre.
– Tu crois que papa et maman vont divorcer ? avait-elle insisté.
Sa sœur avait haussé les épaules, visiblement troublée.
– Pourquoi ? Qu’est ce que t’a dit maman ?
– Qu’ils essayaient de tourner la page.
– Et papa ?
– Il était furieux que maman m’en ait parlé. Bien entendu, leurs parents n’avaient pas divorcé. Mais ils n’avaient pas vraiment tourné la page non plus. Des années plus tard, leur mère jouait toujours les femmes outragées et leur père les hommes contrits. Il était de toute façon enclin à la mortification, et leur mère à la bouderie. Cette histoire leur fournissait juste une bonne raison.
Riley s’était tournée face au mur, la discussion était close.
Leurs deux parents avaient une relation étrangement théorique avec tout ce qui concernait les enfants et l’éducation. Dans son ardeur pour recueillir et partager l’information, sa mère faisait passer alternativement Alice du rôle de sujet d’expérience à celui de public attentif. Et cela empirait avec les années. Quant à son père, il fut chargé de dispenser un cours d’éducation sexuelle aux sixièmes alors qu’elle entrait dans cette classe. Par chance, elle ne l’avait pas comme professeur, mais c’était tout de même terriblement gênant par rapport aux autres. Il lui fallut des années pour pouvoir en rire. Elle réalisait à quel point son père était à côté de la plaque et, surtout, il ne savait absolument pas s’y prendre avec les jeunes de son âge. Et pourtant c’était lui le prof, non ? Elle évitait de tirer des conclusions de ses observations personnelles et de généraliser à l’ensemble du corps professoral. À l’inverse de Paul, elle n’était pas naturellement encline à remettre en cause les figures d’autorité et tout ce en quoi on était censé croire.
Alice bâilla, se leva de sa table de pique nique et alla chercher un autre café à l’épicerie. Lorsqu’elle en ressortit, son père apparut devant elle, comme par magie, dans son éternel short trop petit en tissu satiné – sans doute plus par ignorance totale des usages de la mode que par « jeunisme », mais tout de même. Si certains croient que chacun a un âge naturel qu’il garde toute sa vie, Alice était persuadée que chaque personne a une époque privilégiée question mode. Son père était resté bloqué à la fin des années 1970.
– Salut, Alligator ! lança-t-il en se penchant, une jambe sur la clôture, pour étirer ses muscles.
Le samedi et le dimanche, son père faisait le tour de l’île à petites foulées, en profitait pour saluer ses amis, et finissait par un plongeon rituel dans l’océan. Il parcourait toujours le même trajet, à la même allure, sans aucune variation – tout le contraire de Judy, qui voulait toujours progresser, évoluer.
Il était bronzé toute l’année. À un moment, Alice l’avait soupçonné de se faire des UV, mais elle ne l’avait jamais pris sur le fait.
– La faute au bêta carotène, lui avait-il affirmé, de façon assez sibylline, lorsqu’il l’avait surprise en train de le filer sur Colombus Avenue.
Il l’avait taquinée pendant des mois et, à Noël, il lui avait même offert un bon pour quelques séances de bronzette chez Soleil Minute. Grâce à son sens de l’humour, il avait le don de retourner toutes les situations à son avantage.
– Pour ton père, la vie n’est qu’une immense partie de plaisir, disait toujours sa mère.
Avant de savoir qu’il la trompait, Alice ne voyait pas le mal qu’il y avait à cela.
Le lundi matin, Alice se retrouva dans la salle d’attente du Dr Bob. Elle y avait conduit Riley de force lorsqu’elle s’était aperçue que sa sœur était malade au point de manquer le travail pour la deuxième fois consécutive. Elle n’avait cependant pas osé lui tenir la main jusque dans la salle d’examen.
– C’est une angine à streptocoques, annonça Riley en sortant du cabinet, agitant son ordonnance.
– Tu as déjà eu ça, non ?
– Comme tout le monde, oui.
– Tu vas devoir prendre des médicaments.
– C’est ce qu’a dit le docteur.
– Tu as demandé goût framboise ?
– Trop drôle ! répliqua-t-elle, mais Alice voyait bien qu’elle était trop éteinte pour trouver une repartie spirituelle.
– Je vais aller te les chercher au ferry. Va te recoucher.
– Tu te prends pour maman, maintenant ? Alice serra les lèvres, blessée. Non parce que c’était méchant, mais parce que c’était vrai. Elle qui aurait voulu être comme sa sœur, elle ressemblait plutôt à sa mère, elle en avait bien peur.
– Pardon, tu n’es pas comme elle.
Riley ne supportait pas d’être maternée, alors pas question d’avoir deux mamans sur le dos ! Alice s’efforça de ne pas lui en vouloir. Sa sœur n’était pas rancunière. Sa colère se dissipait aussi vite qu’elle était apparue et elle n’en gardait aucun souvenir après coup.
– Si tu veux bien aller me les chercher, ce serait super, dit-elle, très princière.
– Très bien. J’irai à celui de 10 h 50.
Alice attendit patiemment le ferry, mais elle était sur les nerfs. Deux jours plus tôt, Paul avait levé le voile qui séparait deux mondes, et un vent violent s’était engouffré dans la brèche, bouleversant leur existence. Ils avaient laissé retomber le voile, pensait elle, mais elle n’en était pas sûre. Le vent soufflait toujours, embrouillant tout dans sa tête. Paul faisait irruption à New York. Et New York faisait irruption ici. Le passé se mélangeait au futur.
Elle avait essayé de se sortir de cet état en reprenant une activité normale et habituelle, qui n’incluait pas Paul. La veille, elle avait retrouvé des amis dans un bar de Kismet et avait tenté de flirter avec Michael Hunte, mais le cœur n’y était pas.
Cette sensation étrange perdurait malgré ses efforts. Elle avait l’impression de ne pas vraiment être là, sur ce quai. D’être presque transparente, à peine visible aux yeux des gens qui l’entouraient. Elle culpabilisait parce qu’elle n’était pas vraiment venue pour chercher les médicaments de Riley. C’était juste un prétexte pour faire quelque chose, s’occuper, se changer les idées. Pourtant, elle était bien là et c’était ce qui comptait, non ?
Paul passa au yachtclub le lendemain soir. Quelle vision étrange qu’un Paul adulte sous l’éclairage jaune, dans cette salle lambrissée de pin, au milieu des tableaux et autres accessoires censés donner une note marine au décor. Il ne prit pas place à une table, mais s’installa au bar, de sorte qu’elle passait devant lui à chaque aller-retour en cuisine, lui offrant l’opportunité de se moquer de son béret de matelot.
Elle le connaissait trop bien pour être intimidée, mais sa présence à ce bar l’embarrassait tout de même. Peut-être parce qu’il buvait du vin rouge. Peut-être parce que Riley était malade, au fond de son lit. Peut-être parce qu’il vidait verre sur verre sans rien manger d’autre que les biscuits apéritifs et le popcorn mis à disposition sur le bar.
Quand son service s’acheva et qu’il resta, elle se mit à redouter ce que la nuit allait apporter. Si Riley avait été là, ils seraient restés sur l’île, dans leur monde, pas de problème, mais elle n’était pas là, et Alice craignait qu’ils ne dérivent.
Déjà, une fois, il avait vidé presque toute une bouteille de vin. Elle avait quinze ans à l’époque. Elle l’avait suivi sur la plage, inquiète pour lui. Lia avait ramené un petit ami à la villa et il était furieux après sa mère, prêt à faire n’importe quoi. Encore plus que d’habitude. Au début, il l’avait ignorée, puis il lui avait dit de dégager.
– Je ne gêne personne, avait-elle répondu en s’asseyant au bord de l’eau. Et d’abord, la plage ne t’appartient pas.
Il avait fini par s’asseoir à côté d’elle. Peut être avait-il pleuré. Ils étaient restés là sans rien dire, dans l’obscurité de cette nuit sans lune pendant des heures. Une éternité, lui avait-il semblé. À un moment, elle en avait eu assez, elle s’était allongée dans le sable et il avait posé la tête sur son ventre. Ça l’avait surprise, mais elle ne l’avait pas repoussé.
Il était saoul, fatigué, triste, un peu malade. Elle sentait encore sur son ventre le poids, la chaleur de sa tête qui montait et descendait au rythme de son souffle.
– Tu es la seule chose de bien sur cette terre.
– Je ne veux pas être la seule chose de bien sur cette terre, avait-elle répondu après un long silence.
Mais ses mots étaient restés en suspens dans les airs, car il s’était endormi.
Qu’attendait il ? Pourquoi faisait il cela ? Quelle idée avait-il en tête ? Il refusait de voir plus loin. Pas par manque d’honnêteté envers lui-même. Il préférait rester vague, tout simplement.
Alice avec ce béret de marin, ça le tuait.
Elle faisait une bien piètre serveuse, mais pas par vanité ou manque de motivation, comme les deux autres. Elle se donnait à fond, elle y mettait tout son cœur, comme toujours. Si elle se trompait, c’était au bénéfice des clients.
Il allait s’attirer des ennuis, c’était sûr. Il ferait mieux de rentrer chez lui immédiatement pour effacer encore quelques pages de son mémoire.
Et pourtant il restait. Il commanda encore un verre de vin. La fille plutôt mignonne qui tenait le bar remplit le bol de popcorn pour la quinzième fois au moins. Elle était trop jeune pour le connaître.
Alice n’avait plus qu’une seule table et ses clients n’avaient pas l’air du genre à traîner. La cuisine fermait tandis que le bar se remplissait. C’était le rythme habituel ici. D’abord les familles avec enfants, puis les parents dont les enfants plus âgés ne partageaient plus le repas.
Une fois qu’ils étaient partis, une troisième vague de clients arrivait : ces mêmes enfants qui dépensaient le fric de leurs parents à boire jusqu’à pas d’heure. Il avait fait partie de la première catégorie et de la troisième. Il avait du mal à s’imaginer un jour dans la deuxième.
Mais Alice ? Qu’allait elle devenir ? Pas avocate, par pitié ! Avait-elle un petit ami dans la vraie vie ? Ce fameux Jonathan jouait il ce rôle ? Voulait elle se marier ? Voulait elle des enfants ?
D’après lui, elle n’avait pas de petit ami. Il l’aurait su, il l’aurait senti, si c’était le cas. Enfin, ça ne le regardait pas…
Il repensait à tout ce qu’il lui avait fait endurer quand elle avait seize, dix-sept ans… Dès qu’elle se mettait sur son trente et un pour une soirée au yachtclub, qu’elle se maquillait pour une fête sur la plage, il se moquait d’elle exprès pour qu’elle se sente moche et ridicule, alors que c’était tout le contraire, et c’était justement pour ça qu’il la torturait. Il prétendait lui rendre service en s’assurant qu’elle ne prenne pas la grosse tête.
Il s’était montré impitoyable envers tous les garçons qui lui tournaient autour. Il leur prêtait les pires intentions – intentions qui étaient aussi les siennes. Il essayait de trouver à son comportement de plus hautes justifications que la jalousie pure et simple. Mais il n’avait jamais essayé de l’embrasser.
Alice lui jeta un coup d’œil en fermant sa caisse pour la soirée. Avait-il une idée derrière la tête ? Allait il la laisser rentrer seule 7 Oui, voilà qui était raisonnable : la laisser rentrer seule et faire de même.
Il pensa à sa maison, qui l’attendait. La cuisine rutilante où jamais personne ne cuisinait. Les magnifiques canapés où jamais personne ne s’asseyait.
Il n’y avait qu’une seule pièce qui possédait un certain caractère, un peu de vie. C’était celle qui abritait le bazar et le fatras, les vieux disques vinyles, les posters, les photos, l’abominable tapis à longs poils, et le seul fauteuil où l’on ait envie de s’asseoir, la pièce où étaient entreposées les affaires de son père. Elle avait échappé au processus de stérilisation qui avait affecté toute la maison parce que personne n’osait y toucher. Cette pièce demeurait le sanctuaire de son père. Personne ne venait s’y recueillir, mais elle était là, et cela suffisait.
Si Paul avait eu de l’encre sous ses semelles, il y aurait eu des traces de pas partant de la porte de derrière et montant à sa chambre, puis des traces de sa chambre à la salle de bains, c’est tout. Et c’était déjà trop. Il aurait préféré coucher chez Alice et Riley, comme autrefois, mais à vingt quatre ans, il avait passé l’âge des soirées pyjamas.
Pourtant, il avait dormi au pied de leur lit des milliers de fois, et ce n’était pas une façon de parler. Avant, quand ils étaient petits, il dormait même dans leur lit, malgré les coups de pied de Riley et les cauchemars d’Alice.
Comment se comporter avec une fille dans le lit de laquelle on a dormi jusqu’à ce qu’on ait une pomme d’Adam ? Au départ, il avait détesté la puberté parce qu’elle l’obligeait à dormir par terre, ou pire, sur le canapé. Puis, plus tard, parce qu’elle avait éveillé en lui un désir toujours grandissant de dormir dans le lit d’Alice, pour des raisons dont il avait honte. Et plus le désir grandissait, plus il se l’interdisait.
On ne pouvait pas passer d’une soirée pyjama à une autre. Impossible. Il fallait s’éloigner un moment. Peut-être même des années.
– Je crois que je vais rentrer, lui dit-elle, des points d’interrogation plein les yeux.
« Tu m’attendais ? Qu’est ce que tu fabriquais à ce bar ? »
Elle avait détaché son tablier. Envoyé promener ses chaussures. Empoché ses pourboires. Elle s’était lavé les mains et le visage aux toilettes. Elle avait même mis du gloss sur ses lèvres, lui sembla-t-il.
Et lui, qu’avait-il fait ? En parfait salaud, il avait délibérément ignoré ses questions. Il lui donnait des espoirs, puis faisait mine de ne rien remarquer.
– OK, à plus tard, avait-il répondu.
OK.
Il l’avait vue hésiter. « Va t’en ! » avait-il envie de lui crier. Comble de la perversion, il se sentit fier d’elle lorsqu’elle passa la porte du yachtclub, son béret de matelot chiffonné entre les mains.
C’est parce qu’elle était si belle qu’il l’aimait. Et c’était aussi pour ça qu’il la détestait. Il appréciait qu’elle se mette du truc brillant sur les lèvres pour lui et il la méprisait pour la même raison. Il avait envie qu’elle rentre chez elle. Il avait envie de lui courir après pour la rattraper et la serrer dans ses bras.
« Laisse moi t’aimer, mais ne m’aime pas en retour. Aime moi et laisse moi te haïr quelquefois. Laisse moi l’illusion de contrôler les choses, parce que je sais bien que tout m’échappe. »
Elle essayait de se persuader qu’elle n’espérait rien en allant sur la plage ce soir là. Elle était en colère après lui, sans pour autant pouvoir formuler ce qu’elle lui reprochait. Elle serait sans doute une bien piètre avocate.
Pourquoi lui faisait il cet effet là ? Elle ne parvenait pas à comprendre ce qui la mettait dans cet état. Pourquoi continuait elle à l’aimer, envers et contre tout ? Pourquoi passait elle tant de temps à essayer d’analyser ce qu’il ressentait ? Quel gâchis. C’était ça, le vrai gâchis.
Elle s’assit dans le sable, à la limite des vaguelettes. Elle sentait l’humidité du sable transpercer son pantalon, mais elle s’en moquait.
Seul un minuscule croissant de lune brillait dans le ciel. Malgré son âge, Alice n’arrivait pas à se convaincre que la lune était ronde. Elle avait beau connaître l’explication scientifique du phénomène, elle persistait à croire que la lune changeait de forme au fil des jours.
Elle s’allongea, les bras croisés derrière la tête. Elle allait mettre du sable dans son lit ce soir, si elle ne prenait pas de douche. Contemplant le ciel, elle regretta de ne rien comprendre à ce fatras d’étoiles. Elle avait toujours soupçonné que les gens qui disaient distinguer telles ou telles constellations les inventaient.
Alors que la lune se cachait derrière un nuage, Paul fit son apparition. Ou plutôt le vin fit son effet.
Elle était trop fatiguée, il était trop saoul pour feindre la surprise. Il s’assit à côté d’elle.
– C’était sympa d’admirer la serveuse en pleine action.
Elle n’avait pas envie d’analyser ses moindres mots, de faire la part de l’ironie et de la tendresse.
– Je déteste ce boulot, fit elle.
– Moi, ça me plaît, répliqua-t-il.
– Ce n’est pas toi qui bosses.
– J’aime bien te regarder.
– Alors il vaut mieux que je sois serveuse qu’avocate, c’est ça ?
– Exactement.
– Eh bien, de toute façon, je crois que je ne suis douée ni pour l’un ni pour l’autre.
Il soupira.
– Tu te donnes du mal, pourtant.
Elle le prit comme une insulte, mais comme il l’avait dit gentiment, elle ne répliqua pas. Alice.
– Quoi.
– Rien.
Elle ferma les yeux. Elle entendait son souffle. Une vague lui frôla le gros orteil. La marée montait, mais elle était trop épuisée pour bouger. Tant pis, elle serait engloutie.
Il s’allongea à côté d’elle. Elle était contente, mais elle ne tourna pas la tête vers lui.
Alors qu’elle commençait à s’assoupir, elle sentit qu’il se rapprochait d’elle, qu’il posait sa tête sur son ventre. C’était ce qu’elle voulait, non ? Il se laissa peser petit à petit, comme pour lui demander la permission.
S’abandonnait il à elle ou se préparait il à la torturer à nouveau ? Sans doute les deux.
Elle regarda à regret le sommeil s’éloigner. C’était tout lui d’attendre le dernier moment, d’attendre qu’elle ait abandonné. Elle sentit son cœur s’emballer – un organe franchement pas digne de confiance. Elle savait qu’il l’entendait aussi.
Sa tête reposait sur son ventre, comme des années auparavant. C’est lourd, une tête. Sa respiration la berçait. Elle déplia un bras, posa sa main sur son oreille, son front, sa joue. Elle ne savait pas s’il espérait plus. Ou moins.
Sans doute les deux. Comme toujours.
À la fin du service de Riley, Adam Pryce lui avait proposé de faire un petit jogging au soleil couchant, jusqu’à l’obélisque, avec deux autres collègues.
– Ça te branche, Riley ?
Si elle n’était pas tellement sûre d’elle au départ, maintenant elle se sentait parfaitement rétablie. Elle n’avait presque plus mal à la gorge.
Lorsqu’elle rentra chez elle, il faisait presque nuit et la maison était vide. Elle se souvint qu’Alice travaillait au yachtclub. Elle hésita à passer la voir pour l’embêter un peu, mais elle avait faim et elle était fatiguée.
Alors qu’elle était sur le point de s’endormir, elle se rappela qu’elle avait oublié son sac sur la plage. Elle se força à sortir du lit et se rhabilla.
Elle remonta les planches, dévala les dunes. La plage était belle, la nuit paisible. Le ciel était d’un noir bleuté où la lune argentée faisait de brèves apparitions. Apercevant la haute silhouette de sa chaise dans l’obscurité, elle essaya de repérer son sac. Mais alors qu’elle s’approchait du rivage, elle vit deux personnes allongées devant elle. Leur position l’arrêta aussitôt. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait un couple d’amoureux sur la plage. Mais ces deux là, c’était différent… Elle s’éloigna pour préserver leur intimité et fit un détour par le sable sec et mouvant de la dune afin de rejoindre sa chaise. Elle n’arrivait pas à rassembler ses pensées. Quelque chose la gênait mais quoi ? Malgré elle, elle jeta un nouveau coup d’œil dans leur direction.
C’était Alice, pas de doute. Elle distinguait à peine la seconde personne, mais elle était sûre, sans trop savoir pourquoi, qu’il s’agissait de Paul.
Elle se figea. Elle ne voulait pas approcher, mais monter plus haut sur la dune n’aboutirait qu’à lui donner une vue d’ensemble sur la scène et à l’exposer davantage.
Sa surprise était palpable. Elle était abasourdie, mais dans le fond, elle savait. Il y a beaucoup de choses comme ça dans la vie. Des choses qu’on ne peut imaginer, et pourtant quand elles arrivent, on sait qu’elles étaient inévitables.
Elle fit volteface et repartit vers la maison. Elle sentit s’opérer en elle et autour d’elle un changement douloureux. Le vent charriait du sable, comme si le monde se réagençait pour s’accommoder à la nouvelle. Riley tenta de résister. Elle voulait attendre que la tempête se calme.
De toute façon, que pouvait elle en conclure ? Cela ne signifiait rien, n’est ce pas ? Son premier instinct était toujours le même : préserver le passé. Occulter le futur. Pour que rien ne change. Jamais.
Elle s’efforça de se reprendre. De calmer son cœur affolé. De ne pas trop réfléchir, de ne pas trop ressentir. Elle n’aimait pas les secrets. Elle ne voulait pas découvrir ce qu’elle n’était pas censée savoir.
En CM2, elle avait consulté la psychologue scolaire. A la demande de son père. Cette dame lui avait expliqué de quelle manière l’esprit humain gérait la souffrance : « Il possède une sorte de système immunitaire pour cerner l’agresseur, comme un microbe, et empêcher sa propagation. »
À peine sortie de son bureau, elle s’en était prise à son père, furieuse :
– Je ne comprends pas pourquoi tu m’as forcée à faire ça.
– Voilà pourquoi, avait-il répondu. Regarde dans quel état tu es.
Elle était épuisée. Elle avait mal aux jambes. Elle ne sentait même plus le sable sous ses pieds. Elle ne voyait plus le ciel. Gardant les yeux rivés droit devant elle, elle ouvrit la porte et monta l’escalier jusqu’à sa chambre.
Elle retrouva avec bonheur son lit vide et rassurant. Elle n’enviait pas leur relation, non. Mais elle ne voulait pas non plus être laissée pour compte. Elle aimait être seule, mais soudain, elle se sentait exclue.
Elle ferma les yeux. Dormir, elle voulait dormir. Elle avait couru plus d’une heure ce soir. Elle avait son chrono. Elle essaya de diviser le temps exact de course par quinze kilomètres, pour calculer sa vitesse moyenne, à la seconde près.
C’était une opération complexe qui l’aida à sombrer dans le sommeil.
Le lendemain, elle se réveilla de bonne heure. Elle repensa à la plage, pas tant à la scène qu’elle avait surprise qu’à la raison qui l’avait amenée là-bas. Elle avait oublié son sac. Et ses antibiotiques étaient dedans.
Elle enfila son maillot de bain et son survêtement pardessus. Elle passa par l’intérieur de l’île et remonta à petites foulées la grand-rue jusqu’à l’entrée principale de la plage. Il était tôt, elle était encore déserte. Elle se dirigea immédiatement vers la chaise, mais le sac n’était pas là où elle l’avait laissé. Elle baissa les yeux vers le sable, avec un mauvais pressentiment. Le vent avait soufflé fort cette nuit, remodelant sa surface. La marée était montée très haut.
Elle s’assit par terre. Le souvenir de l’ombre de Paul et d’Alice lui traversa fugitivement l’esprit. Puis elle pensa à son sac, ballotté par les flots, dérivant vers la haute mer. Elle l’imagina imbibé d’eau, de plus en plus lourd, coulant vers les profondeurs. Elle se représenta sa serviette, son maillot de rechange, ses lunettes de plongée, ses médicaments. Son sac était il fermé ou toutes ses affaires s’étaient elles éparpillées sous l’eau ?
Il était aussi possible qu’il n’ait pas été emporté par la marée. Quelqu’un l’avait peut-être trouvé ? Les vagues avaient pu le déposer un peu plus loin sur la plage. Elle irait voir aux objets trouvés. Elle écrivait son nom au marqueur sur tous ses maillots de bain. Si quelqu’un le retrouvait, il la préviendrait peut-être.
C’était possible, se répéta-t-elle à plusieurs reprises au cours de la journée. Mais, chaque fois qu’elle pensait à son sac, elle l’imaginait échoué au fond de l’océan.